Achille Mbembe et Archie Shepp honorés à Paris

Achille Mbembe et Archie Shepp honorés à Paris

25 Oct 2014 | RECHERCHE | 0 commentaires

Le 23 octobre 2014, l’université de la banlieue parisienne a décerné le titre de Docteur Honoris causa à l’universitaire camerounais et au musicien afro-américain de Jazz dans le cadre de son programme «ruptures postcoloniales ».

L’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis a, à certains égards, des allures de cité de banlieue parisienne. Située non pas au cœur de Paris mais à Saint-Denis, banlieue au nord de la capitale française, son architecture moderne ne compte certes pas de tours mais ses grandes bâtisses en béton tranchent nettement avec le style classique qui caractérise par exemple la Sorbonne, haut lieu de la tradition académique française. Les nombreuses affiches, les tracts et quelques tags achèvent de donner au campus cette impression d’indocilité et d’indiscipline caractéristique des banlieues.
Car la banlieue est une zone cosmopolite avec une population majoritairement jeune et en colère. Il n’est pas rare d’entendre des élites politiques françaises, relayées par des médias, dire d’elle qu’elle serait peuplée de Français «â pas tout à fait comme les autresâ » et «â d’étrangersâ » qui menaceraient la sécurité et «â l’identitéâ » de la République du fait de leur couleur de peau, de leur religion ou de leurs modes de vie. Regardées par certains comme n’étant « plus vraiment la France », les banlieues sont sujettes à diverses formes d’exclusions et de violences qui les maintiennent aux marges de la société française. C’est cette violence qui fait des banlieusards des subalternes que l’on peut disqualifier sommairement par des désignations telles que « sauvageons », « racailles » ou « voyous ».

Rappeler cette géographie urbaine et ce cadastre qui marquent la distance entre dominants et dominés n’est pas inopportun alors qu’on parle de l’Université Paris 8 et du titre de Docteur Honoris Causa qu’elle a décerné à l’universitaire camerounais Achille Mbembe et au saxophoniste afro-américain de Jazz Archie Shepp, le 23 octobre dernier. Car c’est dans une logique de rupture avec l’ordre établi, à divers égards, et notamment avec la tradition universitaire française que Paris 8 s’est construite. Érigée en banlieue, c’est manifestement en campant aux marges et en pensant, à partir d’elles, la différence et l’altérité comme constitutives de notre monde commun que cette université s’est construite et s’est donnée ce qui lui tient lieu d’identité.

Si l’on faisait fi de sa tradition critique et de l’attention qu’elle porte aux questions de différence et d’égalité, comment comprendrait on alors que dans le cadre des manifestations commémorant le centenaire de la première Guerre mondiale, Paris 8 ait choisi de remettre le titre de Docteur Honoris Causa à un intellectuel africain originaire d’une ancienne colonie européenne, pour l’un, et à un descendant d’esclaves pour l’autre, tous deux non-Européens et noirs ? Pour commémorer la Grande Guerre, Paris 8 a organisé une année thématique intitulée « Le siècle commence en 14 – commémorer la rupture », en 2014. Au-delà de la guerre elle-même, il s’agit donc de commémorer « la rupture » intervenue avec elle. Et comme l’explique le site internet dédié à l’évènement, cette notion de « rupture » est considérée « par rapport aux changements historiques qu´elle a entraînés mais aussi à un niveau symbolique en s´intéressant aux bouleversements intervenus dans les différentes disciplines représentées au sein de l´université [Paris 8], et aux questions inédites posées par le nouveau monde issu de la guerreâ ».

Il s’agit donc d’une reconnaissance de la profondeur et de la manière aussi critique qu’inédite dont le travail intellectuel de Mbembe et la production artistique de Shepp interroge les changements historiques et les bouleversements qu’a connu le monde depuis la Grande Guerre, à partir d’une perspective différente de celle souvent entendue en France et des expériences de luttes et de ruptures qui leurs sont propres. Car leurs trajectoires et leurs travaux respectifs témoignent d’un engagement intellectuel, artistique et citoyen en faveur de l’émancipation non seulement des sociétés subalternes et de tous les dominés du monde contemporain – ces nouveaux « nègres », comme les appelle Mbembe (Critique de la raison nègre, 2013).â 
jpg DHC« L´art bouleverse l´âme, mais ne change pas les politiques socioéconomiques»

La remise des Doctorats Honoris Causa s’est déroulée en fin d’après-midi dans l’un des très rares amphithéâtres que compte cette université dont l’anticonformisme et l’innovation pédagogique sont la signature particulière (les cours ne s’y donnent jamais en amphi). Avant cela, l’après-midi avait été consacré d’abord à la projection d’un film sur Archie Shepp intitulé Je connais le sens de ma musique, suivie à 14h30 d’une table-ronde autour d’Achille Mbembe, intitulée « Politique de la race et néolibéralisme ». Les deux hommes ont ensuite échangé non pas vraiment sur leurs « trajectoires respectives croiséesâ », comme le disait le programme, mais sur la contribution des arts et de la musique dans les luttes d’émancipation, et notamment celles des Africains-Américains aux Etats- Unis.

« Dans les années 1960, notre définition de nous-mêmes venait de la perception des Blancs. La musique a aidé à changer ça, a rappelé Shepp. Je crois que l´art bouleverse l´âme, mais ne change pas les politiques socio-économiques. Les artistes ont peur de s´engager. Le système supporte mieux les artistes silencieux.» L’artiste a également fait remarquer que c’est sans doute son engagement et la virulence critique de ses Œuvres artistiques qui expliquent qu’il ne soit pas riche. Mbembe a pour sa part évoqué le fait qu’en dépit de quatre siècles d’esclavage, les Afro-américains ont non seulement survécu mais ils ont aussi créé une culture universelle : « il n´y a pas un coin du monde où elle ne s´est pas répandueâââ », a-t-il dit. Mais il a aussi souligné le fait qu’une partie du monde travaillait à effacer la mémoire des opprimés, y compris celle des Afro-américains.

Achille Mbembe, «un des penseurs majeurs du monde d’aujourd’hui »

Eric Fassin, sociologue et professeur de science politique, s’est chargé de présenter Mbembe avant la remise du titre par la présidente de l’Université Paris 8. Faisant écho au thème de « la rupture », il a évoqué le travail de décentrement intellectuel et de décentrement du regard que réalise Mbembe, depuis ses écrits sur « cette affaire de refus de sépulture et de bannissement des morts tombés lors des luttes pour l’indépendance et l’autodéterminationâ » du Cameroun (Mbembe, Sortir de la longue nuit, 2010), jusqu’à ses réflexions sur le racisme, l’ère néolibérale, « l’universalisation tendancielle de la condition nègreâ » et les conditions de possibilité d’un avenir qui serait ouvert à tous (Critique de la raison nègre, 2013), en passant par sa critique de « la postcolonieâ » (De la postcolonie, 2000).

Parlant de la « provincialisation de l’Europeâ », qu’évoque Mbembe à la suite de l’historien indien Dipesh Chakrabarti, il a indiqué qu’on pouvait la voir à l’oeuvre à travers deux mouvements différents que Mbembe avait bien identifié. D’une part, le décentrement intellectuel déjà évoqué, l’émergence de nouvelles pensées critiques et ce que le chercheur camerounais appelle « l’épuisement de l’archive européenne ». D’autre part (et notamment dans le cas spécifique de la France), le provincialisme intellectuel et l’insularité culturelle qui poussent nombre d’élites intellectuelles à ignorer dédaigneusement les études postcoloniales dans la réflexion sur les crises sociales et politique que connait la France et l’Europe en général.

La remise de ce titre de DHC à Mbembe à Paris 8 est donc aussi, d’après Fassin, « une réponse » à cette insularité culturelle et à ce narcissisme par une autre logique.

Danielle Tartakowsky, la présidente de Paris 8, s’est quant à elle enorgueillie d’accueillir Mbembe qu’elle a présenté comme « un des penseurs majeurs du monde d’aujourd’hui ». Historien et politiste de formation, ses travaux sont de plus en plus frappés du sceau de la transdisciplinarité et marqués par un engagement croissant envers les théories qui changent leur qualité opérationnelle et contribuent à accroitre son audience. Ce changement d’échelle et cette contribution à la production des idées et des paradigmes politiques ou philosophiques qui informent l’action ont eux-mêmes quelque chose de subversif, dans un contexte où tout se passait encore il n’y a guère longtemps comme si l’Europe avait seule vocation à élaborer des matrices théoriques prêt-à-consommer pour le reste du monde, en dépit de la différence des expériences historiques.

En ce sens, Mbembe contribue lui-même activement à la « provincialisation de l’Europeâ » dont il parle ; c’est-à-dire à la ruine de son influence disproportionnée ou à l’explosion de son monopole en tant que centre de discussion intellectuelle, lieu de délibération et bourse aux valeurs culturelles.

Evoquant un parcours intellectuel au cours duquel Mbembe n’a cessé de s’attaquer aux vulgates, de chevaucher des domaines de différence et de bousculer les frontières, Tartakowsky a dit la résonnance particulière qu’avait sa trajectoire d’intellectuel cosmopolite et d’«homme des métissages» dans cette université qui compte 33 % d’étudiants étrangers. Elle a relevé au passage que s’il pense le monde à partir de l’Afrique, il n’a cependant jamais cessé de circuler, d’aller et de venir, jetant des passerelles par-delà les frontières. La transdisciplinarité et l’érudition de Mbembe puisent d’ailleurs, pour partie, à la source des grandes figures intellectuelles qui ont fait la renommée de l’université Paris 8 : Michel Foucault, Gilles Deleuze ou Jacques Lacan, notamment. 

Achille Mbembe, Archie Shepp et le sens du Jazz

Philippe Michel, professeur de musique, qui a présenté Archie Shepp a expliqué que dans le cadre de l’année thématique «commémorer la rupture», Paris 8 avait tenu à honorer le Jazz en tant que musique africaine-américaine ayant contribué à façonner notre modernité. Cet hommage au jazz était d’autant plus légitime que c’est Paris 8 qui introduisit l’étude du Jazz dans son département de musique, pour la première fois dans une université française, il y a une quarantaine d’années.

Né aux Etats-Unis au début du 20ème siècle, le jazz a commencé à se faire connaître en Europe avec la première guerre mondiale, à la faveur de la participation des soldats américains dès 1917. Reçu comme une musique de rupture par rapport à ce qui était alors reconnu en Europe comme la norme en la matière, le jazz initiait aussi la remise en cause d’une vision ethnocentrique du monde.

Avec l’irruption du jazz puis des autres formes de musique afro-américaines en Europe, plus rien ne serait plus comme avant. L’altérité survenait maintenant au coeur même du continent européen, «la musique ayant ce pouvoir, affirme Michel, de faire ressentir les choses avant même qu’elles puissent être exprimées» dans les autres catégories du réel.

L’idée ayant donc été de célébrer le jazz à travers un musicien des plus engagés et conscients du sens que cette musique porte en elle, le nom de Shepp s’imposait comme de lui-même. Car parmi les artistes de jazz encore en vie qui ont marqué le XXème siècle, il est sans conteste l’un de ceux qui incarnent le mieux cette conscience. Saxophoniste, pianiste, compositeur et chanteur mondialement connu dont la discographie compte plus de cent albums, Archie est aussi poète et dramaturge. Il a également eu une carrière universitaire comme enseignant des Blacks Studies dans quelques universités américaines au cours des années 1970.

Depuis ses débuts, à l’époque du mouvement pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis, toute sa création artistique a été un engagement en faveur de l’émancipation et de cette aspiration à la liberté dont le jazz est devenu le symbole.

La remise des DHC a été suivie d’une clôture musicale au cours de laquelle on a pu admirer ce monument du jazz que Tartakowsky a qualifié de «plus politique et le plus intellectuel des musiciens free, marqué par la critique marxiste de l’histoire». En voyant jouer et en écoutant cette musique qui est l’une de celles qui rendent le plus audible ce qu’aura été l’histoire des Africains-Américains, des propos d’Archie Shepp cités un peu plus tôt, lors de sa présentation, revenaient à la mémoire : «Le but du musicien noir doit être de libérer l’Amérique esthétiquement et socialement de son inhumanité» ; ou encore : «The nature of art is to encourage friendship and love».

Par Yves Mintoogué (Mosaïques, Octobre 2014)

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